un marché en 1898
« Dès sept heures, une rumeur confuse s’étend sur le bourg. Des vallées d’alentour, de Bougainville, Briquenesnil, Fluy, Revelles et Guignemicourt, afflue la lente procession des bestiaux menés au franc marché de « Gueuvillers ».
Les paysans, en casquette à poils, le corps en avant avancent à pas cadencé au rythme des bêtes qu’ils pressent du bout de leur gourdin. A leur côté, les fermières en fichu marchent d’un pas plus vif, la taille droite serrée dans une longue robe de toile.
Les charrettes, d’où s’échappent 1es notes discordantes des porcins, passent. A huit heures trente, la place du marché s’anime. Les paysans détellent les chevaux les conduisent chez Quentier pour 1es laisser aux bons soins de Madagascar, le garçon d’écurie. Les marchands, reconnaissables à leur casquette à pont et à leur blouse bleue regardent d’un œil apparemment distrait 1es vaches attachées devant la boulangerie Mille et qui alignent confusément leurs croupes inégales. Il y a Monsieur Malvoisin gros marchand d’Arras, Leblond, Crépin de Pissy, Lesobre de Riencourt et les marchands éleveurs de Villers-Campsart, de Chaussoy-Epagny. Sous les halles, les forains installent leur étalage et présentent à l’envie de la clientèle, chaussures, galoches, vestes et gros pantalons de velours les lames de faux et petite quincaillerie. Autour du puits, devant le café Cléry Delporte, les derniers modèles de charrues, d’extirpateurs, s’offrent à l’attention des badauds.
Dés neuf heures trente, le marché bat son plein. Quelle cohue ! Les cris aigus des porcs déchirent l’air et dominent le tumulte des conversations. Entre les barreaux des caisses à claire voie, fixées sur des charrettes, les cochons coureurs et les porcelets passent leur queue tirebouchonnante ou leur large groin qui renifle. Les cochons gras, soyeux, ont des airs ennuyés dans les deux parcs qui flanquent l’entrée du café Quentier.
Au milieu de cette foule, de cette cohue d’hommes et de bêtes, Arthur Gaillet, le placier, aidé de « tcho Albéric » son fils petit garçon d’une dizaine d’année demande à chaque exposant son écot, quatre sous pour une vache ou un porc gras, deux sous pour un porc coureur, un sou pour un porcelet. Cela forme un spectacle animé, égayé encore par la longue discussion des affaires, la dérobade de l’acquéreur, l’entêtement du vendeur pour se terminer par un coup de ciseau sur la croupe de la bête vendue.
Les gens rentrent et sortent des huit cafés qui ceinturent la place. Les paysans qui ont conclu leur marché y continuent leur conversation, et au bord d’une « bistouille » discutent de travaux champêtres. D’autres présentent aux minotiers venus de Bacouel, de Salouel, de Bergicourt, un échantillon de leur récolte de grain.
Vers onze heures, les transactions s’achèvent. La foule se dilue dans les rues du bourg. Les fermières effectuent leurs derniers achats chez Normand, ou chez Olgard, demi grossistes ; place du marché et chaussée Thiers, (illisible) ( elles emportent leur provision d’eau de vie ).
Il est midi, les dernières charrettes ont quitté Gueuvillers. Un profond silence s’appesantit sur la place, coupé seulement par quelque attardé de café et par le murmure bruissant du vent qui joue dans les grands marronniers. »